Les arts, les sciences, les techniques, toutes les expressions de la créativité humaine ont toujours progressé grâce à la libre diffusion des idées et connaissances, héritées des générations précédentes, enrichies, mélangées, confrontées, transformées, et transmises aux générations suivantes. À travers les voies du langage, de l'écriture, puis de l'imprimerie, la multiplication des capacités de partage du savoir donna naissance à des civilisations nouvelles. Le stade ultime de cette évolution est atteint par les techniques numériques, rendant l'information potentiellement accessible à toute personne, en tout lieu et à tout instant. Désormais, l'œuvre créée ne s'incarne plus dans un objet matériel et personnel, mais devient partageable à volonté.
Mais ce partage ne plaît pas à tout le monde. Dans l'économie de marché, le profit est basé sur la propriété individuelle, la rareté, et la durée de vie limitée de la marchandise, qui permettent respectivement de vendre plus, plus cher, et plus souvent. Or non seulement, par nature, la connaissance partagée se renforce au lieu de se déprécier, mais surtout les techniques numériques rendent possible sa diffusion mondiale pour un coût quasi nul. C'est pourquoi les marchands doivent user de divers artifices afin de préserver leurs avantages. Leur discours qualifie la créativité humaine de propriété intellectuelle, et le partage de piratage. Leur droit, basé sur le principe que tout ce qui n'est pas autorisé est interdit, leur accorde un monopole d'exploitation plusieurs générations après la mort des auteurs. Leur emprise s'étend à tous les domaines de la connaissance, jusqu'aux plus sensibles. L'éducation et ses droits de copie, le langage et ses mots déposés, la santé et ses médicaments sous licence, les ressources alimentaires et ses brevets sur le vivant, l'être humain lui-même et son génome, sont ainsi menacés de privatisation. La lutte pour le contrôle du savoir pourrait bien être l'une des batailles décisives de notre époque.
L'un de ces terrains de lutte est l'informatique. En 1984, le projet GNU (GNU's Not UNIX) a été lancé afin de créer un système d'exploitation libre inspiré d'UNIX, un logiciel qui, bien qu'ayant bénéficié de nombreuses contributions de la part du milieu universitaire, est resté la propriété d'une entreprise commerciale, capable à tout moment de faire valoir ses droits en justice. Pour les créateurs de GNU, la notion de liberté d'un logiciel recouvre des droits économiques et techniques bien précis accordés aux utilisateurs par les auteurs : les droits d'utiliser, d'analyser, de modifier et de distribuer le logiciel. L'utilisation d'un logiciel libre n'est limitée en aucune façon, dans le domaine personnel comme professionnel. La distribution, de même, peut être aussi bien gratuite que commerciale, mais aucune redevance ne peut être demandée aux distributeurs par les auteurs. L'analyse et la modification impliquent l'ouverture du « code source », qui est la forme humainement intelligible du logiciel, la « recette » de son fonctionnement. Tous ces droits sont garantis par la licence GPL (General Public License) qui se base sur le droit d'auteur ou copyright pour le retourner au profit de l'utilisateur. De plus, la licence instaure la notion de « copyleft », que l'on pourrait rendre par « devoir d'auteur », et qui stipule que l'utilisateur doit transmettre aux autres les libertés dont il a lui-même profité, en particulier en redistribuant les modifications et améliorations qu'il a apportées au code source. Ainsi, grâce à l'entraide d'une vaste communauté de programmeurs, la licence GPL a engendré une considérable, et surtout inaliénable, bibliothèque de logiciels libres. Par ailleurs, le copyleft a commencé à s'appliquer à d'autres domaines de création tels que l'art, avec par exemple la Licence Art Libre.
Mais les licences dites libres ne sont pas pour autant des licences justes. Sur le plan économique, elles impliquent pour les auteurs une régression substantielle. Car la première liberté est celle du besoin. Si la création est pour certains une passion, voire une nécessité impérieuse, son exercice ne peut pas toujours se satisfaire d'un bénévolat forcément réservé à une élite nantie, et disposant du temps libre nécessaire à l'épanouissement créatif. Si les chercheurs peuvent bénéficier d'un financement public, si les informaticiens peuvent monnayer un service ou une maintenance, et si les artistes peuvent éventuellement se produire en spectacle, la protection du droit est encore pour beaucoup de créateurs le seul recours contre l'injustice d'un marché de plus en plus envahissant. Car l'économie de marché, qui ne manque pas d'invoquer aussi la liberté, prône des valeurs singulièrement opposées au copyleft. À l'ouverture et à la transparence répondent le secret et l'opacité, où toute information économique autre que le prix de la marchandise est occultée. Au partage et à l'entraide répondent la cupidité et la concurrence, où par nécessité sinon par volonté, les éditeurs et distributeurs s'opposent à la fois aux auteurs, aux clients, et à leurs pairs. Ces intermédiaires minoritaires que l'évolution technique aurait dû rendre largement obsolètes, se trouvent pourtant placés au centre du pouvoir économique, celui de faire payer les uns et de ne pas payer les autres. Mais eux-mêmes sont soumis à la concurrence, au détriment des auteurs et de la création elle-même, puisque tout investissement dans l'œuvre est dissuadé en raison même de sa liberté. Quant aux clients, ils bénéficient d'une liberté toute relative, puisque d'une part ils restent contraints envers les vendeurs à une obligation financière dont ces derniers sont eux-mêmes dispensés vis à vis des auteurs, et d'autre part ils se voient reconnaître le droit à un partage dont la pratique est déjà, malgré la propagande et la répression, un fait social établi. Finalement, en prohibant toute exploitation liée à une propriété privée de la création, les licences dites libres encouragent une forme d'exploitation non moins arbitraire en consacrant la vente du travail d'autrui sans le rétribuer. Elles abolissent le capitalisme, c'est-à-dire l'injustice du titre, pour mieux établir le libéralisme, c'est-à-dire l'injustice de la force.
Sur le plan créatif, il faut aussi relativiser la portée de cette liberté puisque d'une part, les créateurs n'ont pas attendu qu'une quelconque licence les y autorise pour s'inspirer librement de leurs pairs, et d'autre part, cette liberté ne concerne en réalité que la petite partie des destinataires de la création disposant de la compétence technique ou artistique nécessaire. De fait, le contrôle des créations par et pour les techniciens s'exerce souvent, consciemment ou non, sans grande considération pour l'utilité sociale et le besoin réel du simple utilisateur. Par ailleurs, la création est souvent un travail d'équipe, impliquant des décisions sur les orientations générales de recherche et développement, et sur l'intégration et la combinaison des travaux individuels dans l'œuvre commune. Or les licences dites libres, bien que protégeant la liberté individuelle de chaque créateur, n'empêchent pas l'hégémonie d'une poignée de personnes ou d'un « dictateur bienveillant » sur les décisions affectant toute la collectivité, avec pour conséquence la démotivation et la dispersion de certains contributeurs potentiels, souvent parmi les plus capables.
L'ambition de IANG (IANG Ain't No GNU) est par conséquent de promouvoir et défendre non seulement la liberté, mais aussi l'équité des créations. Il ne s'agit pas de renier les valeurs du mouvement GNU, mais au contraire de les renforcer en prenant en compte leur dimension collective. Car la liberté, dès lors qu'elle affecte les autres plus que soi-même, n'est plus la liberté mais le pouvoir. D'où la nécessité, sur les plans de la création comme de l'économie, d'une pratique réellement démocratique.
Il faut tout de suite préciser le sens donné au mot démocratie, tant celui-ci a été dévoyé. Ce n'est pas la dictature de la majorité, mais au contraire le respect absolu de la liberté individuelle, de l'autonomie, et du droit de chaque personne concernée de participer ou non à une communauté, de la quitter à tout moment, ou d'en former une nouvelle si elle le désire. Ce n'est pas le vote de toutes les personnes sur tous les sujets, mais la prise des décisions par ceux qui les exécutent. Ce n'est pas l'abdication de tous en faveur de quelques uns, fussent-ils élus, mais le principe du mandat impératif et révocable. Ce n'est pas la confiscation des décisions par une poignée d'experts, mais une expertise au service du débat, et l'exigence d'une information accessible et complète comme préalable indispensable. Ce n'est pas la tenue d'assemblées dites générales bien que confidentielles et isolées dans le temps et l'espace, mais la permanence de forums d'expression et de décision, rendue possible par les nouvelles techniques de communication. Bref, ce n'est pas la réglementation de la contrainte, mais l'organisation de la volonté.
La primauté de la
volonté
sur la contrainte n'est pas seulement plus juste, elle est aussi plus
efficace, tout particulièrement dans le domaine créatif.
Ainsi, les décisions techniques et artistiques doivent-elles
revenir aux créateurs eux-mêmes. Lorsqu'il s'agit d'un
projet collectif, chaque auteur impliqué doit pouvoir participer
à ces décisions selon des
modalités démocratiques acceptées par tous. Pour
un petit groupe, dont la créativité est supérieure
à la somme des talents individuels, ces choix pourront
s'opérer sur la base du consensus. Pour un effectif plus
important, les décisions peuvent être prises à la
majorité absolue ou qualifiée. Si nécessaire,
des mandats peuvent être attribués à certains
membres, non pas pour prendre des décisions qui engageraient
tout le groupe, mais pour exécuter des tâches que celui-ci
leur ont confiées.
De la même façon, l'économie de la création doit être gérée par ceux qui la financent, c'est-à-dire non seulement les personnes investissant dans le capital, mais aussi et surtout les clients et donateurs. Hors du rapport de force du marché et de la contrainte de l'impôt, il a toujours existé une économie basée sur le don volontaire, que celui-ci relève de l'altruisme ou bien de l'intérêt. L'acquisition d'une œuvre artistique répond à une motivation particulière, souvent passionnelle. Une création plus utilitaire, telle qu'un logiciel, résulte d'un développement continu et complexe, et exige des investissements que les utilisateurs voudraient pouvoir orienter vers leurs intérêts, plutôt que d'être orientés par d'autres intérêts à travers le conditionnement publicitaire ou la duperie mercatique. Dans tous les cas, les clients sont d'autant plus incités à investir dans la création que son économie est ouverte et participative. D'une part, l'ouverture des comptes pour une création équitable doit être aussi indispensable que l'ouverture du code source pour un logiciel libre. D'autre part, la libre participation des clients et donateurs à toutes les décisions économiques relatives à la création doit être garantie quel que soit le montant de leur financement. Ainsi, selon la volonté des donateurs, le mode de financement peut-il être basé sur une vente à prix fixe ou bien libre, ou encore sur une cotisation. De même, les investissements et la répartition des bénéfices peuvent-ils être décidés individuellement, chacun choisissant la répartition de ses dons, ou collectivement, selon des critères choisis par tous. Ainsi les travaux des auteurs et éditeurs sont-ils financés en fonction de leur utilité sociale et non d'un obscur marchandage. De même que nul ne peut accaparer la « recette » technique d'une création libre, nul ne doit s'approprier la « recette » économique d'une création équitable.
Le combat contre la privatisation du savoir ne doit pas être catégoriel mais engager tous les créateurs, face à des pouvoirs de plus en plus concentrés et aux desseins de plus en plus vastes. Artistes, chercheurs, ingénieurs, programmeurs, tous contribuent et empruntent à cette richesse commune. Chaque création peut ainsi participer au développement d'un réseau d'entraide technique et économique, non seulement entre créations originales et dérivées, mais aussi entre créations « outils » et « produits ». Ainsi pourrait-on envisager, par exemple, une œuvre d'art équitable réalisée grâce à un logiciel d'infographie équitable sur un ordinateur bénéficiant d'une innovation électronique équitable.
Le modèle proposé par IANG est déjà en partie mis en œuvre dans des structures telles que les associations, les sociétés coopératives, et les services publics. Les associations respectent en général un fonctionnement démocratique, mais le volontariat qui fait leur force en limite aussi la portée économique. Les coopératives peuvent s'intégrer pleinement dans l'économie, et offrent aussi une gestion démocratique, mais elles concernent habituellement des intérêts catégoriels, soit des seuls producteurs, soit des seuls consommateurs, dans le cadre de l'économie de marché. Les services publics pourraient en théorie répondre aux caractéristiques voulues, mais souffrent en pratique de nombreux maux tels que la concentration des pouvoirs favorisant leur influence par des groupes d'intérêt, la contrainte d'un impôt dont la destination n'est pas vraiment choisie par son contribuable, la lourdeur bureaucratique d'un système qui se nourrit lui-même, sans compter leur démantèlement progressif dans l'économie libérale mondialisée.
Les évolutions techniques engendrent des évolutions économiques et sociales. La concentration des moyens de production qui, depuis la machine à vapeur, a nourri le capitalisme, laisse peu à peu la place à la société des réseaux numériques, abolissant toute hiérarchie entre producteur et consommateur d'information. La société informationnelle qui s'ébauche permet d'envisager deux futurs possibles. Soit les grands groupes capitalistes, contrôlant une information artificiellement raréfiée par des procédés cryptographiques et juridiques, assoient leur pouvoir et leur fortune grâce à la surveillance électronique, la délation et la répression. Soit les créateurs, libérant l'information grâce aux réseaux numériques et au copyleft, contribuent à l'émancipation et l'enrichissement collectifs par la démocratie électronique, le partage et l'entraide. Nul ne sait quelle forme prendra la société future, mais la seule certitude est qu'elle dépend des choix que nous faisons aujourd'hui.
PoGo